Sur son bras, Julie, 30 ans, a fait tatouer une date : le 28 novembre 2008. Son deuxième anniversaire, à elle qui est née en janvier. Celui de sa greffe du cœur, quand elle avait 16 ans. Elle se souvient bien de ce matin-là. Elle était au lycée, lorsqu’elle a vu débouler son père, dans la classe, en pleurs. « Il criait : “Julie, il y a un donneur pour toi !” », raconte sa fille, treize ans plus tard. « J’avais l’autorisation d’avoir mon mobile pendant les cours. Sauf que, comme par hasard, cette fois-là, il était sur vibreur. L’écran indiquait 50 appels en absence ! »

« Je me rappelle que je pleurais dans l’ambulance »

Julie

À partir de là, les choses « sont allées très vite ». Entre le moment où l’organe est prélevé et sa réimplantation, il ne doit pas s’écouler plus de quatre heures. Julie se souvient de l’effervescence, comme de l’escorte policière mobilisée pour l’accompagner vers l’hôpital. « Je me rappelle que je pleurais dans l’ambulance », dit-elle. D’angoisse. De soulagement.

Mais une fois au bloc, prise en charge par les équipes de coordination, « on se laisse porter, on n’a pas trop le temps de penser ». Une transplantation est une mécanique bien huilée où chacun sait ce qu’il a à faire. Vite. En 2021, plus de 5 000 personnes en ont bénéficié, et plus de 2 000 depuis le mois de janvier.

Deux ans de survie, puis une renaissance

Quelques mois plus tôt, un médecin avait détecté chez Julie, lors d’une banale consultation pour un certificat de sport, une hypertension pulmonaire et une myocardite. La première fois que les cardiologues ont prononcé le mot « greffe », elle reconnaît qu’elle a « paniqué ». Les médecins lui pronostiquaient un à deux ans de survie.

Don d’organes : « Ma greffe de cœur a été une renaissance »

« Ce jour de novembre 2008, un ou une inconnue m’a offert une deuxième chance. » Avant, elle s’essoufflait pour un rien, était de plus en plus empêchée, de plus en plus fatiguée. La greffe a été une « renaissance ». Elle, la passionnée de tennis, a même pu rejouer. « Enfin, pour être honnête, aujourd’hui je regarde surtout les matchs à la télévision », rigole-t-elle.

Discerner pour se décider

Ailleurs, un autre coup de fil. Une autre vie bouleversée. Rajae a vécu ce moment de bascule, elle aussi. Mais du côté des donneurs d’organes. Le 22 juin 2016, son frère, Hicham, 36 ans, rentrait de la Fête de la musique lorsqu’il a été victime d’un accident de voiture. « À 6 heures, la police est venue prévenir mes parents. Qui m’ont appelée. Lorsque l’on reçoit ce type de communication, on n’y croit pas », explique-t-elle. Elle dit que cette date « est restée gravée dans (sa) mémoire ».

Traumatisme crânien. Coma. Hicham est transporté à l’hôpital dans un état grave. « Les médecins ne disaient pas grand-chose, à part que le pronostic vital semblait engagé. » Pendant trois jours, le diagnostic reste en suspens. Puis le verdict tombe : le jeune homme est en état de mort cérébrale.

Seuls ces décès, rares, 1 % des décès hospitaliers, rendent les organes éligibles à la transplantation. Une chance à saisir, pour les médecins. Mais pour Rajae et les siens, l’accident a été brutal. L’annonce du décès tout autant. « Oh, les médecins ont été humains, ils ont fait preuve de tact, n’ont exercé aucune forme de pression, même si on sent que le temps est compté. Mais c’est quand même une déflagration. On n’est jamais préparé à ce genre de chose. »

Grâce à une amie de Rajae, la famille avait néanmoins déjà envisagé cette possibilité. « Quelques heures après l’accident de mon frère, alors que j’évoquais la gravité de sa situation, elle m’avait suggéré, délicatement, d’envisager le don d’organes, d’en parler avec mes parents. Je la remercie encore aujourd’hui. »

Pendant les trois jours précédant la mort, parents et enfants (Rajae a un autre frère) prennent le temps de réfléchir. Comment prendre la bonne décision alors que la question n’a jamais été évoquée de son vivant ? Quelle aurait été sa volonté ? C’est aussi, pour les proches, se résoudre à la disparition, reconnaître que tout est terminé. « J’ai réfléchi à qui était mon frère, continue Rajae. C’était un gars généreux. En plaisantant, je lui disais parfois qu’il aurait donné un rein, de son vivant. Il aurait voulu que ses organes aident quelqu’un d’autre. » Elle l’admet : « Clairement, à ce moment-là, j’ai pris les devants et parlé à la place de mes parents. J’aime à penser que cela les a soulagés. »

Don d’organes : « Ma greffe de cœur a été une renaissance »

D’après la loi, tout patient décédé est donneur d’organes présumé, à moins d’être inscrit sur le registre des refus. Sur le terrain toutefois, impossible pour les équipes de se passer de l’avis de la famille. « Je pense souvent à ces parents, ces époux, qui en plus de devoir affronter la mort de leur proche, ont à se prononcer sur le don d’organes. Comme s’ils n’avaient pas déjà assez à gérer avec leur chagrin. Franchement, je les admire », confie Julie.

Quand Rajae a donné le feu vert pour qu’on prélève les organes de Hicham, sa mère n’a montré aucune opposition. « Pour mon père, cela a été plus difficile. Sur le coup, il a eu l’impression qu’on lui volait une partie de son fils. » Que l’on portait atteinte à son corps, même si ceux-ci sont toujours rendus extérieurement intacts, à la famille, les incisions refermées, recouvertes de pansement.

« Contrairement à moi, mes parents font partie des personnes qui, par tradition, par culture, ont besoin pour faire leur deuil d’avoir un corps, une tombe, un endroit précis où se recueillir. » Aujourd’hui encore, la mère de Rajae se rend tous les jeudis sur la tombe de son fils. Rajae, elle, n’y est allée « qu’une fois », avec ses enfants. Mais elle pense à son frère chaque jour. « Il continue à vivre dans nos souvenirs, nos discussions, dans les photos. Son esprit (elle préfère ce mot à « âme ») reste bien présent dans nos vies. »

L’anonymat, une règle

Sur le corps de Hicham, les médecins ont prélevé le cœur, les reins, le foie et du tissu humain (des os, des artères). Combien de vies sauvées ? Rajae ne le sait pas. Comme le veut la règle d’anonymat en France, « on ne connaît ni l’âge, ni le sexe, ni la région (de résidence) des bénéficiaires ». Certains proches de donneurs rêvent de savoir à quoi les organes ont servi, à qui ils ont redonné vie, écrivent des scénarios dans leur tête. Rajae, elle, « n’imagine rien ». Elle appelle juste parfois l’Agence de la biomédecine, qui chapeaute la pratique des greffes en France, pour savoir si les personnes que son frère a sauvées vont bien. « On me dit que oui, alors je me sens en paix. »

Don d’organes : « Ma greffe de cœur a été une renaissance »

Ça lui suffit. Ça « donneun sens » à une mort qui n’en avait aucun. « C’était mon petit frère. Qu’il soit mort à 36 ans, avant moi, avant mes parents, ce n’est pas dans l’ordre des choses », souffle-t-elle. Julie non plus ne sait rien des personnes dont elle a reçu le cœur. Ou plutôt les cœurs. Car elle a été greffée deux fois. En 2019, un peu plus de dix ans après sa première opération, la jeune femme a fait un rejet de son greffon. Re-examens, re-bloc opératoire. « Cette fois-ci, je revenais d’une raclette chez des amis, avec mon mari, lorsque mon téléphone a sonné. » C’était en janvier 2020.

« Pour moi, c’est “mon” cœur, comme si c’était celui de ma naissance. »

Julie

Lors de sa première greffe, Julie avait écrit à la famille du donneur inconnu, pour la remercier. Dans la missive, elle indiquait son prénom. L’hôpital, par lequel transite obligatoirement ce genre de courriers, l’avait effacé. Le lien qui se crée doit être invisible. « On me demande souvent si c’est étrange de vivre avec le cœur de quelqu’un d’autre. Non. Pour moi, c’est “mon” cœur (elle insiste sur le possessif), comme si c’était celui de ma naissance. » Son torse barré d’une longue cicatrice en est le signe.

La culpabilité qu’il ait fallu que quelqu’un meure pour qu’elle vive ? « Je sais que certains greffés ont ce poids. Pas moi. Je me dis que c’est ainsi. Que cela devait être ainsi. J’ai accepté pleinement les choses. » Reste la gratitude, immense, qui la submerge à chaque anniversaire.

Une urgence de vivre

Elle qui a frôlé la mort, raconte être maintenant « dans l’impatience et l’urgence de vivre ». En dépit des contraintes : la prise de médicaments à heures fixes, contre les rejets, le diabète, le cholestérol (une conséquence de la greffe) ; l’obligation de manger équilibré, de boire beaucoup d’eau pour les reins, abîmés par les médicaments, ou de se protéger du soleil, puisque les antirejets favorisent les cancers de la peau. « Du bonheur, malgré tout ! »

Ce qui n’évite pas parfois les coups de blues et les regrets. Parce qu’elle est greffée, il est compliqué pour elle de mener une grossesse. « Cela me mettrait en danger. Or je n’ai pas envie de gâcher cette deuxième vie qui m’a été donnée. »

Don d’organes : « Ma greffe de cœur a été une renaissance »

Mais elle avoue : « Cette nouvelle, j’ai eu du mal à l’encaisser. Au début, lorsque mes amies étaient enceintes, j’étais à la fois contente pour elles et un peu jalouse. » C’est fini, désormais. Elle et son mari ont « des neveux, des nièces, des filleuls. Nous profitons des enfants des autres », plaisante-t-elle, tout en n’excluant pas d’avoir recours, un jour peut-être, à l’adoption.

Se sent-elle vulnérable ? Elle voit bien, parfois, le regard inquiet de sa mère à la moindre fatigue, au moindre rendez-vous médical. « Elle est toujours un peu stressée lorsque je vais à l’hôpital pour des bilans .» Mais elle est là et bien là, Julie, la voix colorée de grands éclats de rire. « Certaines personnes disent que j’ai du courage. Ce n’est pas du courage, on n’a juste pas le choix. »

L’importance d’en parler, en amont

De la mort peut surgir la vie. Rajae y croit et tente de faire passer le message. « Le don d’organes était quelque chose d’abstrait, jusqu’à ce que ça me touche personnellement. » Depuis 2017, la professeure d’espagnol sensibilise ses élèves et témoigne, dès qu’elle le peut. Elle explique que c’est sa petite pierre à l’édifice, qu’elle ne veut pas que les familles « se retrouvent perdues, coincées, à ne pas savoir que faire si elles en venaient à être concernées. C’est plus facile de décider lorsque le sujet a été discuté ». Pour dire oui ou non au don. Mais pour, au moins, se prononcer.

Source Google News – Cliquez pour lire l’article original

Source Google News – Cliquez pour lire l’article original