Éric Zemmour, « juif antisémite » ? Souvent posée ces derniers temps, la question n’est pas facile à trancher. La figure paradoxale du juif ennemi des Juifs troublera peut-être l’observateur pressé. Fantasme, fiction, oxymore ? Nullement. La figure du juif ennemi des Juifs hante la mémoire juive, et l’histoire juive en offre maints exemples. La définir n’est pourtant point chose aisée.

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Figures juives du traître

Il y a celui qui remet en cause les fondements mêmes du judaïsme et de sa doctrine et que la tradition rabbinique exclut des bénéfices du monde à venir. Le lecteur de livres hérétiques. Celui qui ose prononcer le Nom ineffable de Dieu. Le délateur. Celui qui se sépare de la communauté. Le pécheur qui incite les autres à pécher. L’apostat. Celui qui, transgressant les frontières de la communauté, basculant du côté de l’adversaire et du persécuteur, porte un coup d’autant plus grave à cette communauté qu’elle est minoritaire, dispersée et donc fragile.

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De toute évidence, Éric Zemmour n’entre pas dans cette catégorie. Lui-même se dit juif, un juif de peu de foi, semble-t-il, comme il y en a beaucoup. Du judaïsme comme religion, comme culture, des Juifs comme peuple et de leur histoire, il ne dit rien d’intéressant ni de neuf, parce qu’il n’en sait pas grand-chose et ne peut répéter là-dessus que quelques poncifs éculés et simplistes.

Si l’histoire contemporaine des Juifs fut pour beaucoup de ces derniers une histoire d’intégration, de sécularisation, voire, pour certains, d’assimilation, pour d’autres elle fut celle de l’adhésion aux grandes utopies révolutionnaires et pour d’autres encore, le moment de l’émergence de l’idée nationale juive, dont le sionisme fut l’une des déclinaisons. Mais même en terre d’intégration, en France notamment, il ne fut pas exigé des Juifs de renoncer à leur identité.

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Intégration et identité

Relisons l’ouvrage de Pierre Birnbaum, « Les Fous de la République », qui évoque les itinéraires de ces Juifs d’État de la IIIe République, hauts fonctionnaires qui servirent loyalement la France, sans pour autant renier leur foi. Peu changèrent de prénoms pour les franciser et les cas de conversion furent rares. Lorsque Zemmour exhorte les musulmans à s’assimiler pleinement, à changer leurs prénoms, il n’invoque qu’un modèle juif fictif. L’israélite du XIXe siècle – selon la dénomination adoptée alors y compris par les Juifs, le mot « juif » étant historiquement chargé de trop de connotations négatives – l’israélite que Zemmour imagine et propose à l’imitation de nos concitoyens musulmans n’existe pas.

La France a été ce pays où les Juifs, après leur émancipation en 1790-1791, ont pu être des citoyens à part entière, s’élever socialement et occuper de hautes positions dans l’appareil d’État sans avoir à changer de religion. Les Juifs deviennent des citoyens français à la seule condition de renoncer à leur statut communautaire.

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À cet égard, Zemmour en fait trop lorsqu’il répète – hors contexte – une phrase prononcée par Clermont-Tonnerre devant la Constituante : « Il faut refuser tout aux Juifs comme Nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux Juifs comme individus… ». Les historiens sont partagés sur le sens à donner à cette sortie considérée par beaucoup comme un simple effet oratoire. Zemmour se l’approprie toujours pour justifier son injonction assimilationniste et lui trouver un précédent historique.

L’assimilation que Zemmour exige des arabo-musulmans est une chimère d’autant plus dépourvue de sens aujourd’hui que les revendications identitaires s’expriment désormais d’une manière de plus en plus affirmée dans notre société – y compris parmi les Juifs, et spécialement depuis l’arrivée en France des Juifs d’Afrique du Nord et depuis la guerre des Six-Jours. L’intégration des Juifs de France, on l’oublie trop souvent, ne prit pas moins d’un siècle, celle des musulmans est en cours, il reste à leur ouvrir largement les portes de la République.

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Zemmour, un cas de « haine de soi juive » ?

La dimension socio-psychologique de l’« antisémitisme » juif a été mise en évidence au début des années 1930 par l’historien de la culture et philosophe allemand Théodore Lessing, auteur d’un livre intitulé « La Haine de soi juive ». L’ouvrage examine six cas, dont celui du célèbre Otto Weininger (1880-1903), juif viennois converti au protestantisme, qui alla jusqu’au suicide. Dans la Vienne fin-de-siècle, le juif se sent en effet partie intégrante de la société ambiante ; celle-ci, pourtant, minée par l’antisémitisme, ne le perçoit nullement ainsi et lui renvoie de lui-même une image éminemment négative. La haine de soi, réaction pathologique liée à une conjoncture sociale autant qu’à un profil psychologique, se présente alors principalement comme l’intériorisation de ce rejet de l’autre.

Or le contexte de la France de 2022 n’est pas celui de la Vienne fin-de-siècle et certainement pas celui d’une Europe dominée par les nazis, où les membres des « conseils juifs », créés par ces derniers, ont pu être tentés de travailler avec l’ennemi pour essayer, à leurs yeux, de sauver ce qui pourrait l’être et qu’on accuserait finalement de n’avoir souvent été que des « collabos » juifs à la solde des exterminateurs.

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S’il ne paraît guère tenté par les controverses religieuses, et si, en dépit de son goût affiché (et tactique) pour les églises, les crèches et les messes de minuit, Zemmour ne semble jamais avoir sérieusement envisagé de se convertir lui-même au christianisme et encore moins avoir nourri le projet de convaincre ses coreligionnaires de faire une chose pareille, il ne paraît pas davantage enclin à la haine de soi juive. Il se dit non sioniste, certes, mais il y en a d’autres. Et il ne s’en présente pas moins lui-même publiquement, sans en rougir de honte, comme « un petit juif berbère venu de l’autre côté de la Méditerranée » (meeting de Villepinte, 5 décembre 2021).

Eric Zemmour, le nouveau visage de l’antisémitisme

Zemmour n’a eu que le tort d’appeler son parti Reconquête ! en référence à la « reconquista » chrétienne de l’Espagne, laquelle, en 1492, n’a pas abouti à vider la Péninsule ibérique de ses seuls musulmans – mais aussi de ses Juifs. Pour le reste, Éric Zemmour n’est que la réincarnation d’un israélitisme dépassé, en rupture avec un être-juif identitaire largement partagé par la communauté, qui ne voit aucune contradiction entre fidélité au judaïsme, attachement à Israël, et loyauté à la France et à la République.

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Haim Korsia, grand rabbin de France, a certes qualifié Zemmour d’« antisémite ». Il ne l’a fait que pour une raison assez claire : en tentant de réhabiliter Pétain et de falsifier l’histoire des Juifs de France pendant les années noires, en allant jusqu’à mettre en doute l’innocence du capitaine Dreyfus, Zemmour a porté atteinte à ce qu’il y a de plus sensible dans la « mémoire » juive contemporaine. En fait, plus qu’un « juif antisémite », Zemmour est un politique d’extrême droite qui se trouve être juif et qui, étant juif, et jouant de cette qualité, confère à l’extrême droite, traditionnellement antisémite et non moins raciste comme un vernis de respectabilité. Il a libéré la parole, il a rendu le pire honorable : si un juif dit ça, alors on peut tout dire.

À cet égard, Zemmour est un danger à la fois pour la cohésion nationale, pour la République – et pour les Juifs.

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, bio express

Esther Benbassa est l’auteure d’une « Histoire des Juifs de France » (3e éd. revue et mise à jour, Seuil, 2000). Elle a également signé, avec Jean-Christophe Attias, un « Dictionnaire des mondes juifs » (Larousse, 2008). Recherche Google News – Cliquez pour lire l’article original

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