Avec le déferlement actuel sur le territoire de la cinquième vague et du variant Omicron, le télétravail obligatoire, d’abord régulièrement encouragé fin 2021, est entré en vigueur le 3 janvier 2022, pour une durée minimale de trois jours par semaine, «dans la mesure du possible». Il doit donc désormais s’appliquer, sous peine d’amende, dans toutes les entreprises où le travail à distance est envisageable pour les salariés.

Depuis le début de la crise sanitaire, le quotidien de nombreux travailleurs a été bouleversé. Les sphères professionnelle, personnelle et familiale se sont brouillées, forçant à repenser la manière de travailler à distance, souvent dans la hâte et non sans difficulté. Dès lors, les préconisations du gouvernement sur le télétravail ont évolué au gré des accalmies et des reprises de l’épidémie.

Un peu moins d’un an après le début de la crise, entre janvier et février 2021, 32 % des salariés se déclaraient proches du burn-out, selon une étude menée par l’Ipsos pour le Boston Consulting Group (BCG) auprès de 2.000 personnes. Ils étaient aussi 70 % à se dire anxieux. Mais la pandémie et les changements qu’elle a induits sur le travail semblent peser plus lourd encore sur les femmes. Dans le secteur privé, elles étaient 66 % à déclarer être en situation d’anxiété (contre 50 % des hommes) et 16 % à être atteintes d’anxiété sévère (contre 12 % des hommes), selon la même étude.

L’illusion du gain de temps

Après avoir frôlé le burn-out pendant le premier confinement, lorsque le télétravail était permanent, Myriam*, ingénieure de 30 ans, estime pouvoir enfin profiter un peu des avantages du travail à la maison. Comme 51 % des salariés, son entreprise autorise le télétravail quelques jours par semaine depuis la rentrée. Le recours au travail à distance a en effet globalement baissé sur le dernier semestre 2021, avant de reprendre légèrement à la hausse en novembre, mais est resté autorisé dans certaines entreprises depuis cet été.

Dans les professions du tertiaire, et principalement au sein des entreprises de grande taille, c’est ainsi une alternance entre télétravail et présentiel qui est appliquée le plus souvent depuis la rentrée 2021. «J’ai plus d’autonomie et de flexibilité, et je suis moins fatiguée», témoigne aujourd’hui Myriam. «Mais quand je me mets en télétravail, c’est souvent pour m’avancer sur différentes tâches domestiques», admet-elle aussi. «Par exemple, je sors ma machine et l’étends pendant la pause-déjeuner.» Ces habitudes, qui lui permettent de «gagner du temps» sur son week-end ou sur sa soirée, sont a priori positives.

«Même dans des configurations égalitaires, les femmes avaient souvent un travail d’orchestration et d’organisation des tâches à accomplir dans la maison.»

Julie Landour, sociologue

«Pour beaucoup de femmes, le télétravail est devenu une manière de “réarranger” le quotidien, en allant par exemple chercher les enfants à l’école», confirme la sociologue Julie Landour, autrice de Familles confinées – Le cours anormal des choses, une enquête menée auprès de dix-huit familles confinées. Mais ces activités domestiques, dont Myriam s’occupe quasiment seule au sein de son couple, viennent toutefois grignoter son temps de travail et son énergie. «On peut donc craindre qu’à long terme cela recrée des différences entre hommes et femmes», met en garde la sociologue.

Charge émotionnelle

La période exceptionnelle du confinement a joué le rôle d’un miroir grossissant du point de vue des inégalités femmes-hommes au sein du foyer, mais aussi, par ricochet, au travail. Et ces déséquilibres se sont parfois creusés à des niveaux plus invisibles et insidieux que celui de la répartition des tâches.

«Chez nous, c’est vraiment du 50/50 au niveau des enfants et des tâches ménagères», assure Karine*, ingénieure de 35 ans et mère de deux enfants. «Toutefois, même dans des configurations égalitaires, les femmes avaient souvent un travail d’orchestration et d’organisation des tâches à accomplir dans la maison», observe Julie Landour.

D’après la sociologue, les mères de famille prenaient par exemple plus souvent en charge les devoirs des enfants. Or c’est une tâche qui demande «un effort cognitif et émotionnel important». Les hommes, quant à eux, avaient tendance à réaliser davantage d’activités dites récréatives et moins lourdes émotionnellement. Résultat, «au fil du confinement, on s’est aperçu que ces situations assez égalitaires ne généraient pas la même charge sur les hommes et les femmes», conclut la spécialiste.

«Face aux hommes qui n’ont pas d’enfants ou dont les conjointes s’occupent davantage des tâches ménagères, bien souvent, les femmes ne peuvent pas afficher la même disponibilité.»

Julie Landour, sociologue

Pendant cette période, puis durant l’année qui l’a suivie, marquée par des fermetures de classes à l’école, c’est sur l’aspect émotionnel que l’écart s’est creusé entre Karine et son mari. «Quand les enfants avaient un bobo ou besoin d’être réconfortés, ils avaient plus tendance à se tourner vers moi», explique-t-elle. «Quand on va au boulot, on n’a pas ce rôle-là», poursuit celle qui se sent parfois comme «l’éponge émotionnelle» et «le baume affectif» de sa famille.

Or cela peut non seulement avoir des conséquences sur le niveau de productivité des femmes concernées, mais cela a aussi une incidence sur leur visibilité au travail. Les télétravailleuses interrogées par Julie Landour pendant le premier confinement voyaient bien «se remettre en place une logique de présentéisme “à distance”».

Car de la même manière que le fait de rester tard au bureau a une influence positive sur les trajectoires de carrière, la présence en ligne des télétravailleurs est perçue comme un signal positif par les supérieurs hiérarchiques. Et sur ce point, «face aux hommes qui n’ont pas d’enfants ou dont les conjointes s’occupent davantage des tâches ménagères, bien souvent, les femmes ne peuvent pas afficher la même disponibilité», rapporte Julie Landour.

Au second plan

Le télétravail pourrait aussi représenter un frein aux différents modes de valorisation du travail, y compris les plus informels. Selon l’étude BCG publiée en début d’année, les femmes étaient moins nombreuses que leurs collègues masculins à affirmer avoir entretenu leur réseau professionnel depuis le début de la crise (27 % contre 31 %).

«On va plus facilement avoir tendance à me prendre pour une conne et ne pas accomplir le travail demandé.»

Karine, ingénieure

Elles n’étaient aussi que 22 % à en avoir profité pour davantage prendre la parole en réunion, contre 31 % des hommes. «Lorsque l’on minute le temps de paroles des hommes en réunion, on s’aperçoit qu’il est plus important que celui des femmes», explique Julie Landour. «Les femmes se sentaient donc déjà assez mal armées à ce niveau-là en présentiel», ajoute-t-elle.

Pour Karine, lorsqu’elle travaille à distance, c’est plutôt la crédibilité vis-à-vis de la petite équipe qu’elle manage sur le plan opérationnel qui peut lui faire défaut. «Quand je ne rencontre pas les personnes en vrai, on va plus facilement avoir tendance à me prendre pour une conne et ne pas accomplir le travail demandé», résume-t-elle. Sans savoir si cela vient du fait qu’elle est une femme, l’ingénieure remarque que les hommes de son équipe ont davantage tendance à télétravailler et ne semblent donc pas rencontrer ce type d’obstacles.

Il faudra observer sur le long terme la façon dont l’ensemble de ces codes et pratiques autour du télétravail, ainsi que des modes de valorisation et de coopération professionnelle à distance, seront recréés. Mais aussi et surtout si ces mutations ne laisseront pas, encore une fois, les femmes à la traîne.

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*Les prénoms ont été changés.

Source Google News – Cliquez pour lire l’article original