Les salariés sont-ils vraiment efficaces lorsqu’ils sont en télétravail ? C’est la question que se posent certains managers, qui ont parfois du mal à s’assurer de l’activité du personnel à distance. Et cet excès de défiance peut entraîner des dérives. Le télétravail pourrait notamment “avoir des conséquences sur le long terme sur l’encadrement et la surveillance des employés”, relève dans son rapport annuel de 2021 la Cnil, qui appelle à “une vigilance particulière quant à la protection de la vie privée”. L’autorité administrative a ainsi annoncé faire de cette thématique l’une de ses priorités de contrôle pour cette année.
Comme le relève Delphine Robinet, avocate spécialisée en droit social, le cadre même du télétravail bouleverse les relations professionnelles habituelles. “Sur site, l’employeur voit arriver ses salariés et le contrôle visuel se fait naturellement. Ce contrôle devient matériel lorsque les salariés sont en télétravail, par la mise en place d’un système d’enregistrement de l’arrivée”. Ces systèmes peuvent être considérés comme intrusifs par les salariés, car ils s’exercent dans leur cadre privé, leur domicile. “Il y a des cas de surveillance démesurée, et on a constaté que c’est souvent le fait d’entreprises qui effectuaient déjà beaucoup de contrôles avant la mise en place du télétravail”, analyse Delphine Robinet.
Jusqu’où vont les droits des employeurs en matière de surveillance ?
Avant tout, il convient de rappeler que le télétravail est en principe instauré après conclusion d’un accord d’entreprise ou d’une charte. De la même manière, avant de mettre en place un quelconque système de surveillance du personnel, l’employeur doit s’assurer qu’il y a eu au préalable une consultation du comité social et économique (CSE) de l’entreprise et que les salariés en ont été informés. Les employés, eux aussi, ont un devoir : celui de respecter les horaires définis dans leur contrat de travail, même lorsqu’ils exercent leur activité à distance.
A ce jour, le code du travail ne fait pas de différence entre la surveillance en télétravail et celle sur site. “Les employeurs ont le droit de s’assurer que leurs salariés remplissent bien leurs obligations en matière de temps de travail, en demandant par exemple des rapports d’activité hebdomadaires, de remplir des tableaux de présence, de les informer de leurs heures de connexion…”, illustre Corinne Metzger, avocate spécialisée en droit du travail. L’employeur est également en droit d’appeler ses salariés au cours de la journée pour vérifier qu’ils sont bien en poste. “Le salarié qui ne serait pas joignable commettrait une faute et pourrait alors être considéré en absence injustifiée”, alerte l’avocate.
Concernant la géolocalisation des salariés, son déploiement dépend de leurs activités. “L’accord de télétravail défini si le salarié peut se trouver n’importe où en France, par exemple dans une résidence secondaire, ou s’il doit télétravailler depuis son domicile. Il y a des employeurs qui peuvent avoir besoin d’une intervention rapide du personnel sur site, même en télétravail”, indique Corinne Metzger. Avant de relever que la géolocalisation sans motif précis constitue “une atteinte à la vie privée”.
Mais les employeurs ont également des devoirs envers leurs salariés, et ne doivent pas dépasser certaines limites. L’employeur ne doit pas être sans arrêt sur leur dos et chaque dispositif de surveillance, que ce soit la géolocalisation, la vidéosurveillance ou encore l’enregistrement de frappe doivent respecter le “principe de proportionnalité”. “Les systèmes de surveillance doivent être justifiés par la nature de la tâche à accomplir et proportionnés au but recherché. Autrement dit, cela concerne un nombre infime de secteurs”, assure Corinne Metzger. Et bien entendu, concernant l’exploitation des données, l’employeur doit respecter les règles du RGPD. Pour résumer, trois conditions sont nécessaires pour mettre en place un système de surveillance : l’objectif doit être clairement défini, le dispositif doit être proportionné à ce dernier et l’information doit être préalablement transmise au CSE et aux salariés individuellement.
Les recours des salariés victimes d’une surveillance injustifiée
Deux solutions s’offrent aux salariés qui s’estiment abusivement surveillés en télétravail et qui considèrent que cela affecte leur moral et le respect de leur vie privée. La première est de se tourner vers le conseil de prud’hommes. Le salarié lésé pourra ainsi brandir l’article L. 1222-4 du Code du travail, selon lequel “aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance”. Son employeur risquera alors d’être condamné à lui verser des dommages et intérêts.
Le salarié peut également décider de se tourner vers le droit pénal, en invoquant l’atteinte à la vie privée d’autrui. Selon l’article 226-1, il est interdit d’enregistrer l’image d’une personne qui se trouve dans un lieu privé et de capter la localisation en temps réel ou en différé d’une personne sans son consentement. Si le délit est avéré, l’employeur accusé s’expose à un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende. En revanche, cette seconde solution ne serait pas l’alternative la plus stratégique. “Le but est de punir la personne condamnée, pas de dédommager la victime. Les amendes sont versées au trésor public”, rappelle Delphine Robinet. D’autant qu’à cause de l’engorgement de la justice, la procédure nécessite de porter plainte avec constitution de partie civile et implique des frais d’avocat, pour le versement d’une indemnité souvent dérisoire. “De mon côté, j’essaie plutôt de faire gagner du temps aux salariés, en les dirigeant directement vers les prud’hommes, confie Delphine Robinet. Peu de dossiers de ce type finissent au pénal avec de vraies audiences, mis à part lorsqu’il s’agit d’un important accident du travail”.
Au-delà de la surveillance, le télétravail fait émerger de nombreuses problématiques, que ce soit en termes d’organisation du travail ou de protection de la santé mentale et physique des salariés. Comment prouver, par exemple, un accident du travail lorsque celui-ci est survenu à domicile ? Un autre sujet qui est apparu avec le télétravail est celui du droit à la déconnexion. “La difficulté est de trouver un équilibre entre la liberté que les employeurs laissent à leurs salariés et le devoir de ces derniers d’effectuer effectivement leur temps de travail”, conclut Corinne Metzger. Un équilibre qu’il reste encore à définir.
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