Enseignante chercheuse, Ingrid Nappi a dirigé, en 2020 et 2021, une grande enquête sur la vie de bureau post-confinements. Avec ses équipes, elle a interrogé différents groupes de télétravailleurs – autoentrepreneurs, salariés, fonctionnaires… – pour mieux cerner leurs expériences et leurs attentes. Le télétravail à la loupe : résultats et analyses.

Management : Comment le travail à distance a-t-il été vécu pendant les confinements ?

Ingrid Nappi : Un des résultats marquants de l’étude concerne les différences entre les générations. Les plus jeunes ont mal vécu ce télétravail subi. Les moins de 25 ans, à peine sortis de l’école, se sont retrouvés dans un petit studio ou chez leurs parents, alors qu’ils avaient quitté le foyer familial. Or le bureau constitue pour eux, plus encore que pour d’autres générations, un moyen de se constituer un réseau relationnel et professionnel. A cet âge, ils commencent à construire des liens structurants. Les deux ans de confinement ont donc été très éprouvants. A contrario, les plus âgés – disposant d’un lieu de vie plus grand ou d’une résidence secondaire – ont eu moins de problème. Les cadres étaient en outre habitués à cette forme d’autonomie : ils avaient l’expérience de la porosité entre vie professionnelle et personnelle. Ce que révèle l’enquête de manière indiscutable, c’est que le télétravail ne convient pas à tout le monde.

A-t-il des conséquences sur la santé mentale ?

Les psychiatres ont constaté la multiplication de burn-out et de nombreux arrêts maladie, notamment chez les employés : certains travailleurs ont éprouvé des difficultés à gérer leurs tâches à domicile et se sont laissés déborder… Comme le temps, l’espace est structurant pour un individu. Pour de nombreux salariés, il est tout aussi perturbant de ne pas avoir d’horaires de travail précis que de ne pas disposer d’un espace à soi pour se concentrer. A la sortie du confinement, les entreprises ont eu tendance à négliger ces populations en difficulté. Une chose est sûre : celles qui offriront une qualité de travail touchant autant à l’espace qu’au temps garderont leurs talents.

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On semble loin de la fin du bureau annoncée par certains…

Le télétravail est présenté par les entreprises comme un mieux-être. Mais cela fait du bien de sortir de chez soi pour travailler : beaucoup de gens ont envie d’aller au bureau ! C’est un lieu de socialisation, de structuration. Il est tout aussi nécessaire pour les cadres «autonomes», que j’évoquais précédemment, afin de développer des relations informelles. On ne peut pas tout faire en visioconférence. Les personnes interrogées, en particulier les employés, apprécient de se rendre au travail pour y trouver un espace de concentration ou pour avoir accès à des ressources matérielles de qualité. On voit bien que les discours de certains experts, qui affirmaient avant la crise sanitaire qu’il n’y aurait plus de bureau, ne tiennent pas la route.

Il n’y aurait donc là qu’un effet de mode ?

Certaines organisations – pas toutes, heureusement ! – se lancent dans le télétravail parce que tout le monde semble le faire et elles ne prennent pas toujours le temps de réfléchir aux conséquences. Il y a de fait beaucoup d’effets de mode dans l’univers du bureau. Pendant les années 2000, par exemple, beaucoup d’entreprises, surtout celles qui se sentaient fragiles financièrement, ont opté pour l’externalisation immobilière. Elles ont vu dans la vente de leurs actifs un moyen de récupérer du cash et ont opté pour la location en signant de longs contrats de bail (souvent de douze ans). Mais, à partir de 2010, les loyers ont fortement augmenté. Le coût d’un poste de travail a atteint des sommes non négligeables, autour de 15.000 euros par salarié et par an dans les zones les plus tendues. C’est devenu le deuxième poste de dépense après les salaires ! Malgré cet enjeu de taille, les dirigeants ont longtemps négligé cet aspect. La prise de conscience a eu lieu tardivement.

L’avenir serait-il alors dans les tiers lieux ?

La seule question à se poser est : qu’est-ce qu’on veut y faire ? Une journée de travail est composée de différents moments. On peut avoir besoin d’échanger avec ses collègues, puis d’un temps pour se concentrer… Il faut avant tout attribuer une fonction claire à chaque lieu (domicile, bureau, tiers lieu). Encore une fois, l’espace de travail est structurant. On est en train d’imposer un seul espace de travail pour les salariés, et on attend beaucoup trop de la technologie !

Le mode de fonctionnement des start-up n’a-t-il pas contribué à cette évolution ?

A partir de 2010, l’innovation est devenue le principal leitmotiv de beaucoup d’entreprises. Fini le poste de travail attitré ! Elles voulaient des espaces de convivialité avec baby-foot et poufs, des Fab Lab et ne juraient que par le coworking. Or le coworking, ce n’est pas la panacée : c’est une solution imaginée pour que les gens travaillent en mode projet ou développent créativité et business au gré des rencontres. A l’origine, ce concept a été pensé par et pour des entreprises de petite taille, qui ont besoin de flexibilité. Mais cela ne correspond pas forcément aux besoins des autres. Sur les réseaux sociaux, on peut voir beaucoup de vidéos montrant des espaces de travail «réinventés», ultra-connectés : on nous vend ces modèles comme les solutions d’avenir. Là aussi, attention aux effets de mode !

A ce propos, qu’en est-il du flex office ?

Les salariés n’en veulent pas forcément. Le mot est d’ailleurs devenu tabou : on parle maintenant de travail hybride, pour ne pas froisser salariés et syndicats. Mais le problème reste entier. En Ile-de-France et dans les régions où l’immobilier est cher, les entreprises ne vont pas y couper. Dans d’autres zones, en revanche, la question se pose. Je vous donne un exemple : le siège social de Oui Care, au Mans. A l’occasion du passage aux deux jours en télétravail, le groupe voulait reconfigurer les bureaux de ses 600 collaborateurs en flex office. Il a, au préalable, mené une grande enquête auprès de ses salariés. Résultat : personne n’en voulait ! Pire : l’entreprise risquait de perdre des talents. Elle a fait le choix assumé d’un système plus traditionnel, qui lui convient très bien.

On évoque beaucoup l’exode rural des salariés. Chimère ou réalité ?

Il y a quelques mois, on nous présentait ce phénomène comme une tendance de fond. Ce n’est pas si simple. Un salarié perd de l’information quand il n’est pas dans l’entreprise. Et puis les voyages en TGV ont des effets induits sur la santé : la pressurisation, par exemple, provoque une fatigue qu’on n’évalue pas encore très bien. Là aussi, prenons le temps d’observer ce qui se passe.

Les changements ont donc été trop rapides ?

Le télétravail subi a entraîné des modifications profondes de la façon de travailler, avec la mise en place, très largement en France, du travail hybride. Mais il faut savoir qu’en Asie, aux Etats-Unis et au Canada, la majorité des collaborateurs sont retournés au bureau, comme avant. Je pense qu’il faut prendre le temps de la réflexion : aujourd’hui, nous avons surtout vécu le télétravail subi. Le recul manque pour généraliser une pratique qui reste difficile pour tout le monde, collaborateurs comme managers. Les entreprises vont devoir piloter finement leur politique, en fonction de leur identité, des métiers et de l’âge de leurs collaborateurs. Pour arriver à un résultat optimal, il faut aujourd’hui que les trois principaux métiers concernés se parlent : directeur de l’environnement de travail, directeur immobilier et DRH doivent se concerter sur ce sujet, au-delà d’une simple logique de coût immobilier.

Bio d’Ingrid Nappi, enseignante, chercheuse

Chercheuse à l’Essec, Isabelle Nappi est titulaire des chaires Immobilier et Développement durable et Workplace Management. En 2004, elle a créé l’Observatoire du management immobilier.

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