Le télétravail favorise l’exode de la main-d’oeuvre vers des employeurs suisses. Une question aux enjeux multiples.

« Si on continue ainsi, dans quelques mois nos agences vont fermer : plus personne ne voudra venir travailler chez nous ! », pronostique Jean-Marie Gomila, codirigeant de l’agence Gardeners (communication digitale), à Annecy. L’origine de son courroux ? Les entreprises suisses qui « font leur marché sur LinkedIn [ndlr : le principal réseau social professionnel en ligne] » en mettant en avant le télétravail.

« Elles contactent les salariés en leur disant : “Venez travailler chez nous, vous pourrez rester chez vous” ! » Victimes de la tendance – particulièrement perceptible dans les métiers du web, 100 % “télétravaillables” et déjà en tension avant la crise –, les agences annéciennes Altimax, Félix Création, Gardeners, Pure Illusion et Webmecanik, viennent de cosigner une lettre aux élus pour leur demander d’agir et de faire appliquer la loi.

Jusqu’à la crise Covid, le télétravail n’était, en théorie, pas accessible aux frontaliers, sauf à ce que l’employeur helvétique paye cotisations et impôts en France pour les jours télétravaillés. Mais avec le virus, un régime dérogatoire a été mis en place en mai 2020 et sans cesse renouvelé depuis : la dernière fois, c’était le 7 décembre, pour application jusqu’à fin mars – voire fin juin – 2022.

Jean-Marie Gomila en comprend l’intérêt dans le contexte sanitaire. Mais pas en temps ordinaire. Pour des questions de concurrence déloyale vis-à-vis des employeurs français, mais aussi parce que les impôts versés par les entreprises françaises participent « au financement des infrastructures, des routes, de la sécurité sociale, des mutuelles, de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, bref, de l’ensemble du modèle français ».

Au passage, il dénonce « un télétravail qui existait pourtant déjà avant la crise », ou encore « des mises à disposition de salariés frontaliers dans des entreprises françaises, pendant des mois voire des années », le tout « sans respect de la législation et sans aucun contrôle ! ».

Le beurre et l’argent du beurre ?

« Je comprends la colère des signataires. Je vais les rencontrer prochainement », assure Virginie Duby-Muller, députée (LR) du Genevois français. Elle reste pourtant favorable à l’instauration d’une solution pérenne permettant le télétravail des frontaliers : « Cela répond à une demande des employeurs comme des salariés concernés, et il y a un impact favorable en termes d’environnement et de sécurité [ndlr : moins de déplacements]. »

Un argument également mis en avant par le sénateur (LR) Cyril Pellevat, auteur d’une proposition de résolution européenne reprise par le Sénat, l’idée étant que la présidence française de l’UE, début 2022, soit utilisée pour statuer au niveau de l’Union. Si la Suisse n’est pas le seul pays concerné par le travail transfrontalier, le cas de Genève reste toutefois particulier. Selon un accord de 1973, le canton reverse une compensation financière (la CFG) de 3,5 % de la masse salariale brute des frontaliers. Un pactole de 300 millions d’euros cette année, que se partagent la Haute-Savoie (plus de 76 %) et l’Ain.

Or, si l’employeur genevois paie impôts et cotisations en France pour les jours télétravaillés, la masse salariale côté Genève sera mécaniquement diminuée… et la CFG aussi. Davantage de rentrées pour le fisc et l’Urssaf, moins pour les collectivités locales. D’où le militantisme de nombre d’élus haut-savoyards pour un système pérennisant la possibilité de télétravail transfrontalier… sans toucher à la CFG. Ce qui implique des garde-fous au niveau de la part de télétravail acceptable (les avis divergent entre 25 % et 40 %) et concernant le lieu de résidence, sinon c’est une “délocalisation” à l’échelle mondiale du télétravail transfrontalier qui se profile. Et dans ce cas, CFG signifierait plutôt “C’est la fin du gâteau”.


Éric Renevier
Crédit photo : Susanna Marsiglia / Unsplash


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